Je ne devrais pas être là… Chapitre 1 – Fiction érotique

Je ne devrais pas être ici. À vrai dire, je ne sais pas comment j’en suis arrivée là. J’ai toujours trouvé cela déconcertant : arriver à une destination sans être témoin du voyage. La sensation est pourtant différente ce soir. L’anxiété affleure sous la surface, mais elle n’est pas de la même nature que d’habitude. Je n’ai pas de boule d’angoisse dans l’estomac. Je suis légère. J’ai la tête qui tourne. Je ne devrais pas être ici. Mais je suis heureuse d’y être.

J’écarte les cheveux de mon visage, jette un dernier coup d’œil à mon maquillage dans le rétroviseur, reconnaissante envers la lumière faussement flatteuse de l’éclairage public puis,  je sors de la voiture – ma jambe nue s’étire, tandis que mon talon fin et dangereusement haut trouve un terrain stable entre les gravillons du parking de l’arrière-rue. Le bâtiment, situé à l’angle de la rue, est sans prétention.

Il a l’allure d’un vieux pub qui survit uniquement avec les visites régulières d’une clientèle d’habitués qui y ont bu leur premier verre d’alcool et y boiront probablement le dernier. Les fenêtres n’offrent aucun aperçu de l’intérieur. Quiconque le prendrait pour un pub se sentirait sûrement trop intimidé pour y entrer. Je vérifie une dernière fois que la voiture est bien fermée, resserre la ceinture de mon long pardessus gris autour de ma taille et me dirige vers l’entrée avec toute la confiance feinte dont je suis capable.

Je suis accueillie par un homme élégamment vêtu, aux cheveux argentés. Je lui donne la cinquantaine. Il sourit chaleureusement, surtout avec ses yeux qui se plongent dans les miens. J’entends une faible musique à l’intérieur, mais je n’arrive pas à reconnaître la chanson. Il me conduit hors de la vue de la porte principale, étend son bras et me tiens la porte suivante pour que je puisse entrer. Lorsque j’entre, l’air chaud emplit mes poumons. Il est plus épais. Il est lourd. C’est délicieux.

J’ai alors l’impression d’agir en mode pilote automatique, ne prêtant qu’à moitié attention à la situation, alors qu’on me prend ma carte d’identité et qu’on me tend en échange une clé et une carte émeraude ne comportant rien d’autre qu’un numéro embossé dans le coin inférieur droit. Pendant ce temps, mes yeux se délectent de la pièce qui s’offre à moi.

De vastes pans de rideaux de velours tapissent les murs extérieurs et les cabines dans lesquelles on peut s’assoeir. Des lampes imitation art déco trônent sur les tables qui accueillent les invités. Certains sont assis, serrés les uns contre les autres, les yeux dans le vide, le dos droit, leur corps trahissant leur nervosité ; d’autres sont animés par la conversation, enlacés, confiants. Toutes les surfaces non recouvertes de satin ou de velours le sont de miroirs, ce qui donne l’impression que la pièce est plus grande et plus animée qu’elle ne l’est en réalité. L’éclairage me donne l’impression de regarder à travers un filtre bordeaux.

L’éclairage est volontairement flatteur, presque incendiaire. Dans le coin le plus éloigné de la pièce se trouve une petite piste de danse avec une plate-forme surélevée et un poteau, ainsi que des sièges pour un public enthousiaste. À gauche, au-delà des cabines, une porte aux rideaux de bronze qui semble mener loin des pulsations de la musique qui viennent de s’installer prudemment dans mes hanches. J’aurais pu dire que le décor était un peu cliché, mais comment l’aurais-je su ?

Alors qu’une femme au corps solide s’approche de moi et me propose de me faire visiter les lieux, je sens quelqu’un arriver derrière moi, pressé contre mon épaule, et j’entends une voix masculine, grave et calme : « Je prends le relai, merci Anne. »

La femme nommée Anne sourit à quelqu’un qui se trouve bien au-dessus de ma tête, fait un mouvement bizarre. Une révérence ? Un hochement de tête ? Elle pivota et s’en va. Mon cou a été le premier à réagir. La chair de poule s’y est dressée, me faisant frissonner involontairement.

« Tu vas bientôt te réchauffer. » Sa bouche était à mon oreille, ses lèvres l’effleuraient, son souffle chaud faisait frémir mon corps. Cette voix que je connais si bien, mais sur un ton qui n’est réservé qu’à moi. Il contourne mon corps jusqu’à se placer devant moi, étouffant l’air qui aurait pu flotter entre nous. Il ne me touche pas avec ses mains. Il n’en a pas besoin. Et je suis sûre qu’il le sait à présent.

Tous les nerfs de mon corps sont en ébullition. Mon long manteau, bien serré autour de moi, frôlant mes chevilles et boutonné jusqu’au menton, m’étouffe à présent. Je lève lentement les yeux vers son visage. Il est chauve mais apprêté, le visage bien dessiné sans être dur, des bras forts. Les lèvres légèrement remontées vers le haut – mi-sourire, mi-rictus.

Je rassemble mon audace et me force à lever les yeux vers lui et à le regarder dans les siens. Des yeux que je connais si bien mais dont le regard n’est réservé qu’à moi. Je joue la carte de la confiance, mais j’ai toujours soupçonné qu’il voyait clair dans le jeu. S’il sait à quel point il me désarme, il ne le révèle jamais. Nous jouons tous les deux un rôle ; les deux parties d’une transaction – fiévreuse et lascive, mais une transaction quand même. Sortir de son rôle, c’est franchir une limite. Ce serait dangereux.

Il me prend la main ; ses doigts s’accrochent aux miens. Cela me surprend toujours lorsqu’il fait cela. La douce affection du geste. Un accroc à notre arrangement. C’est trop tendre, trop… ensemble. Une fausse promesse. Je m’assure d’en chérir chaque seconde.

Il me fait passer devant les cabines et par la porte à rideaux sur la gauche, il m’emmène dans une pièce remplie de casiers. « Laisse ton manteau ici. » Je n’arrive pas à savoir s’il s’agit d’une invitation ou d’un ordre, mais quoi qu’il en soit, j’enlève mon manteau. La pièce était vide, et je me suis mise à souhaiter que quelqu’un soit là, pour me permettre de me libérer un instant de l’intensité de son regard posé sur moi.

J’ouvre la porte du casier, place la petite carte émeraude dans le fond et respire profondément en lui tournant le dos. Je ravale ma gêne, retrouve mon audace et me retourne pour lui faire face. Il est adossé aux casiers d’en face. Chevilles croisées, bras croisés. Tête légèrement inclinée. Son regard me transperce. Ce devait être le premier acte de ma performance.

Pas de danse lascive. Pas de taquinerie à chaque bouton défait. Je détache ma ceinture, la laissant pendre le long de mon corps, et je défais chaque bouton de mon manteau, l’un après l’autre, sans jamais quitter son regard. Il hausse un sourcil. Je repousse mon manteau sur mes épaules, je tourne sur place, je le fais glisser sur mon bras, je le plie et je le mets dans le casier.

En supposant que j’aie toujours son attention (je sais que j’ai son attention), il est en train d’admirer mes hauts talons noirs, les bas en pvc qui s’arrêtent en haut de mes cuisses, le porte-jarretelles « intégré » qui encadre le haut de mes jambes et disparaît sous un corset en latex sérieusement brillant. Je porte un tanga délicatement lacé avec des liens en satin à l’arrière.

Je me retourne pour lui faire face, les mains posées nonchalamment le long du corps. Le corset s’arrête sous mes seins. Je porte une armature de soutien-gorge, sans bonnets, juste deux bijoux en diamant placés stratégiquement sur mes mamelons, petits et bien hauts. Autour de mon cou un petit collier noir ultra fin et, suspendu à celui-ci, une très belle laisse en cuir embossé de fleurs et de vignes à peine perceptibles. Il laisse échapper un petit rire adolescent. C’est à mon tour de hausser un sourcil.

Il se ressaisit si vite que je pense avoir imaginé ce bruit. La façon dont il me regarde me met en pièces. Ce regard, je l’ai vu tant de fois. En public, il me fait paniquer. Si quelqu’un en était témoin, il verrait sûrement les secrets qui pèsent entre nous. Je ne devrais pas être ici. Mais lui non plus.

 

* Cette fiction érotique a été écrite en anglais par Ginger Knicks. Pour la lire dans sa version originale, c’est par ici. Et la suite, la semaine prochaine !

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