Ce Noir Sera Parfait – Épisode 1 : Savez-vous, cher Antoine…

C’était l’heure bleue, tel qu’il se dit dans les contrées à soleil, mais ici, en cette fin octobre, dans ce lycée de banlieue parisienne, c’était à un gris légèrement jaune que l’heure s’était fixée. La sirène des derniers cours venait de retentir et, aux fenêtres en enfilades sur les trois étages des bâtiments en U qui enserraient la cour, ce fut une envolée d’ombres chinoises.

Savez-vous, cher Antoine…

Antoine avait observé le manège, ces bras qui s’étaient déployés aux lucarnes lumineuses pour enfiler un blouson, passer à l’épaule la lanière d’un sac, d’autres se tendre pour un bisou, des mains se cogner hardiment l’une l’autre… Sous peu, l’établissement se viderait de la presque totalité de ses élèves, une cinquantaine d’entre eux seulement rejoignant la grande salle d’étude, jusqu’à dix-neuf heures trente…

À une dizaine de mètres d’où se tenait Antoine, formant un angle droit – et sorte d’avancée de la zone administrative –, le bureau de la directrice jetait sur l’aire de sortie ses habituels reflets pêche. Sans doute, à l’intérieur, Héliette Berthoux se détacherait-elle un instant de son travail pour observer le flux à travers ses rideaux vénitiens, il suffisait de peu pour que tout redevînt calme.

En effet, elle se leva.

En effet, Antoine la vit se diriger vers l’une de ses deux baies panoramiques, s’y tenir en piquet une minute, aller se rasseoir.

Faire la fin des cours, c’était un bout d’emploi du temps qui lui convenait, à Antoine. Il s’y coltinait quatre fois par semaine avec deux autres collègues, pionnes ou pions comme lui. Au rétrécissement des jours, ainsi qu’à présent c’était le cas, il avait eu plusieurs fois l’occasion d’épier la directrice dans l’aquarium éclairé qu’elle occupait, penchée sur ses dossiers, se lever, aller à la vitre, retourner à sa tâche… Quelquefois, elle sortait. Les classes finissaient de dégorger des couloirs et des escaliers en d’innombrables bruits de semelles sur le ciment, Dieu sait si son intention avait été cette fois-ci de contrôler de près le flux ou de vérifier que le pion fût en poste, elle s’était approchée d’Antoine… Pour le saluer… Ajoutant avec malice qu’il avait des horaires bien tardifs pour un « lointain Parisien » ; et qu’il n’était pas raisonnable, selon elle, de rentrer à nuit vers la capitale, « surtout par un RER si mal fréquenté ! »

Le pion avait-il sur le moment saisi la remarque dans sa totale matoiserie, la directrice dut supposer que non, car, un autre soir, elle l’avait rejoint à l’heure où c’est avec du bleu qu’on fait la nuit. Elle s’était elle-même avancée au diapason, vêtue d’une robe entre le saphir et l’outremer, toute serrée à la ceinture… Il importait sur-le-champ de réexaminer les risques guettant les usagers de ces trains si peu sûrs, « spécialement sur cette maudite ligne C », s’était-elle inquiétée, spécialement à partir de Villeneuve-Saint-Georges, avait-elle protesté, surtout mettre en garde ces jeunes si jeunes et sans défense qui se rapatriaient chez eux après leurs cours, vous, Antoine, qui les prenez si régulièrement, ces trains, qu’en pensez-vous ?

Il craqua.

Impossible de dissimuler plus longtemps qu’il faisait le trajet en voiture !

— Dans ce cas, lui avait-elle répondu, c’est un autre danger qui pourrait vous atteindre.

Elle avait tourné aussitôt les talons, l’abandonnant au mystère de sa phrase ; au mystère, ainsi qu’à l’invisible écharpe dont elle se tissait un sillage… Faubourg 24 !… Hermès !… Lui, Antoine, dont le nez s’aiguisait plus souvent à l’odeur des livres qu’à celle des rayons de parfumerie, c’est une collègue qui le lui avait appris, Faubourg 24, qu’il s’agissait précisément de ce parfum-là – c’était aussi celui qu’elle utilisait, elle, la pionne, par soirs de vertige, pour draguer, une fragrance à vous les tuer debout, les hommes !

Le lendemain, au silence revenu dans la cour, mission accomplie, prêt à regagner Paris, Antoine entrait dans le bureau de la directrice.

— Eh bien, que me vaut ?…

— La sortie s’est parfaitement déroulée, Madame, je voulais vous en avertir. Vous rappeler également que je serai absent demain, c’est Sandrine qui me remplace. Et bien sûr, vous rassurer quant aux dangers qui menaceraient dans les trains obscurs : j’ai toujours mon auto…

Elle posa son stylo, s’adossa à son siège.

— Savez-vous, cher Antoine, qu’on n’entre pas à l’ordinaire dans mon bureau avec des yeux si haut perchés !

— Ah ?…

— Cela vous étonne ?… À l’ordinaire, donc…

Héliette Berthoux portait avec une constance que nombre de mâles au lycée jugeaient délicieuse des jupes ou des robes d’une coupe parfaite, généralement de marques, souvent noires pour les jupes, légèrement évasées, certaines un peu plus longues que d’autres, mais à tomber au genou cela n’en était pas plus sage : c’est que la directrice était une femme – on eût dit « une vraie » –, qui respirait l’instinct de femme, sensuelle, sans complexe, sachant tout à la fois tenir ses distances et virevolter de provocations. Çà et là, entre profs, on disait « une chienne ».

La comparaison valait ce qu’elle valait, pensait Antoine, sceptique, car, ne serait-ce qu’à considérer la position qu’adoptait souvent la dame dans son bureau, l’invective n’était pas du plus approprié pour la dépeindre… Elle avait, par exemple, une manière particulière de s’asseoir, mais si particulière qu’il fût absolument extraordinaire d’en recenser de semblable chez les canidés, toutes espèces de chiens ou de chiennes confondues…

Héliette Berthoux, ou l’art de ne se tenir que sur une fesse !

Et de croiser les jambes !…

Des jambes si longues, et au demeurant tellement croisées qu’on fût mieux inspiré de les prendre, voyons… Bien plus qu’une chienne, la dame était une liane !

— Je vous disais donc qu’à l’ordinaire, quand ces messieurs entrent ici, comment vous expliquer ?… Je leur fais la femme française !

Cela se passait, la femme française, essentiellement sous le meuble… Mais là, sous ledit meuble, ce n’était pas que les jambes fussent seulement croisées, elles étaient enchevêtrées, entortillées, pour ainsi dire tressées !… Pointait comme à leur proue un genou aventurier, et au flanc languissait une cuisse sur l’horizon. Quant à ce qui restait du tissu censé couvrir tout ça, ô miracle, inouï miracle, il s’était évaporé dans l’ombre…

— Permettez, dans ce cas, Madame, que je recommence mon entrée…

Antoine, bien sûr, avait vu ce jaillissement. Il avait vu à la perfection ce panache propulsé de la robe noire – une robe façon Jackie, pourtant obéissante, mais que l’attitude sur le siège avait rejetée en arrière-plan, ne laissant bientôt plus émerger que l’insolence considérable de bas anthracite. Nous étions au plein de l’automne, mais de ces bas cependant irisait quelque chose d’une fontaine au printemps gai, des motifs en losanges argentés les frissonnaient de fête…

Comme à l’accoutumée, le tibia gauche de la directrice était scellé à l’arrière de son mollet droit, les deux ensemble barraient l’alcôve obscure en une diagonale qui jamais n’en finirait ; bref, à couvrir si divinement pareilles jambes, personne ne fût tout à fait aveugle à n’y ressentir que légèreté, fluidité, impertinence.

Ah, également, ces chevilles !…

Deux chevilles parfaitement emboîtées…

Qui cadenassaient tout ça…

Concluant le chef-d’œuvre !

C’est d’ailleurs en les voyant, ces chevilles, qu’Antoine en fut instantanément convaincu : c’était avec elles aussi, peut-être avec elles surtout qu’Héliette Berthoux pétrifiait « à l’ordinaire » son visiteur !… Avec elles, qu’elle le dissuadait d’entreprendre plus avant, malgré l’appât exhibé ; avec elles, qu’elle le paralysait ; avec elles encore, vigilant cran de sûreté au socle de son corps, que même sans un mot, sans un geste, de la privauté consentie par le haut de ses jambes, elle s’éclipsait aux regards concupiscents, se glaçait par le bas d’une inapprivoisable fermeté.

Ce fut également, ce soir-là, en les voyant, ces chevilles, qu’Antoine en eut une définitive certitude : la dame était montée sur lianes ! Suivie d’une autre, de certitude : qu’à braver parfois la bienséance, une liberté savait en dénouer une autre, et qui sait ?… lui-même, ces lianes, à les dénouer, « Permettez, dans ce cas, Madame, que je recommence mon entrée », la phrase n’avait pas seulement flotté dans l’air…

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Wett MonentueilArticle écrit par Wett Monenteuil

Wett MONENTEUIL a publié, aux éditions Numeriklivres :

  • La bourgeoise désinvolte
  • Jouissif partage
  • Les demoiselles de Sigirîya
  • Sensuels voyages

Retrouvez les histoires érotiques de l’auteur sur : http://bit.ly/NLmonenteuil