L’extase d’un jardin d’été

Le souvenir d’Estrella qui me vient en premier est son merveilleux jardin où elle m’avait invitée dès mon arrivée, le soir, après une journée d’été qui fut caniculaire, ponctuée vers vingt heures d’un bref et violent orage dont le vent marin avait fini de balayer tous les nuages. Tout autour de nous, les roses rouges s’épanouissaient, lourdes de pluie tiède ; elles inclinaient leur tête et pleuraient goutte à goutte sur la terre parfumée. Les buissons de rhododendrons à grandes fleurs rosées épanchaient leurs senteurs délicates. Une fontaine trônait au milieu de cet Éden, surmontée de petites statues d’albâtre représentant Psyché accompagnée de son Cupidon, tous deux dévêtus et très amoureux l’un de l’autre. Elle répandait une fraicheur bienfaisante à mon visage imbibé de sueur. Sur une table de bistro, nous nous sommes désaltérées d’une tasse de thé. Au fur et à mesure que baissait la luminosité, le chant des grillons s’assourdissait. Abrutie par quatorze heures de route, je ne disais rien et buvais ce moment de calme. Estrella respectait mon silence.

Alors que la Lune se levait et que les premières étoiles s’allumaient au-dessus des branches des grands hêtres, elle m’a montré ma chambre qui donnait directement sur le jardin par une baie vitrée. Une petite pièce confortable avec un coin salle de bains, joliment décorée, et qui a été le lieu de mon sommeil durant les deux mois de mon séjour en Catalogne comme jeune fille au pair. Pour la première fois, je quittais ma famille et ma Bretagne natale pour plus de quelques jours.

Je me suis déshabillée puis glissée avec délice sous la douche fraîche, une eau à peine chauffée qui massait mon corps fatigué. Dans le car, sur l’autoroute inondée de lumière, mon voisin était un garçon charmant, peu volubile, mais au visage d’Ange – c’était d’ailleurs le prénom de cet Espagnol aux yeux et cheveux anthracite. Je suis descendue à Barcelone en me disant que je ne le reverrai jamais. Dommage. Il devait avoir à peu près mon âge, c’est-à-dire un peu moins de vingt ans. Ses muscles fins que je devinais vifs saillaient sous sa chemise. Être caressée par ses mains longues et fines était certainement un ravissement. Et puis, il sentait bon, non pas le parfum bon marché, mais une odeur franche d’un homme sans artifice. J’y pensais en dirigeant le jet vers mon clitoris, la vulve ouverte entre pouce et index. Je sentais peu à peu la sorte de fièvre, l’énervement causé par ces mille kilomètres de route, se muer en frisson de volupté. La jouissance, à laquelle chaque goutte d’eau projetée vers mon sexe apportait sa contribution, est montée lentement, lascivement. Le fantasme d’une étreinte avec ce compagnon de trajet se précisait ; il avait des yeux brillants de désir et la souplesse d’un jeune tigre. Qu’il vienne me dévorer toute crue !

Soudain, la voix toute proche d’Estrella m’a chassée de ce rêve.

— Disculpe…excuse-moi, m’a-t-elle dit en espagnol. Je t’ai apporté une grande serviette de bain.
— Merci, Madame, ai-je dit en l’enroulant rapidement autour de ma taille dans un réflexe pudique.
— Madame ! Tu peux m’appeler Estrella. Tu as de beaux seins, tu sais. Je les adore. J’aimerais tant en avoir de pareils !

Du bout des doigts, elle m’a effleuré un téton, et ce geste furtif m’a troublée. Elle a fait semblant de ne pas le remarquer : simple familiarité entre femmes appelées à vivre sous le même toit, ou aveu que mon anatomie ne la laissait pas indifférente ?

 — Vous êtes gentille.
— Je vais te laisser, maintenant. Désolée encore, si je t’ai dérangée. Mon mari ne rentrera pas avant minuit : il a une réunion professionnelle. Si tu n’es pas trop fatiguée, je t’invite à prendre avec nous une collation dans le jardin, quand il sera de retour. En Espagne, nous avons l’habitude de dîner tardivement, surtout les jours de grande chaleur, comme aujourd’hui.

Je n’ai même pas eu besoin de me sécher, la fraicheur du soir étant toute relative : l’évaporation des gouttes d’eau sur ma peau était un délice. Puis je me suis allongée sur le lit, sans m’habiller, en offrant mon épiderme nu à l’obscurité qui m’enveloppait, n’allumant qu’une faible liseuse pour ne pas attirer les moustiques. J’ai découvert que mon hôtesse avait pris soin de me laisser un livre en français en évidence sur la table de nuit : délicate attention de sa part, pour m’éviter le mal du pays ? Il s’agissait d’un roman interdit écrit dans les années cinquante, une histoire obscène dans une langue très crue, érotique autant que poétique.

Au fur et à mesure que je dévorais les premières pages, la pleine Lune montait dans le ciel. J’ai éteint la petite lampe pour regarder au-dehors le jardin prendre ses couleurs nocturnes. Une chouette ululait dans un arbre proche, sans que je puisse déterminer lequel. Toujours dénudée, je suis sortie par la baie, parce que je voulais sentir sous la plante de mes pieds la fraicheur de l’herbe mouillée d’orage. Et pourquoi ne pas m’y rouler ? Durant ma lecture, je n’avais entendu personne : qui pourrais-je croiser, sinon Estrella qui m’avait déjà vue sans voiles ?

Le parc était étonnamment plus vaste que ce que j’imaginais. J’ai même craint de m’y perdre, car après avoir dirigé mes pas au hasard, je ne voyais plus la maison. L’odeur des roses carmines, aux pétales évasés, luisants sous la Lune, m’enivrait au point que je n’aurais pas été surprise de rencontrer un elfe galant qui me courtiserait, séduit par ma nudité.

Mon errance m’a conduite jusqu’à la fontaine, guidée par son chant aquatique. J’y ai vu le reflet de mon visage et comme j’avais soif, je me suis désaltérée de quelques gorgées de son eau bénie par Psyché et Cupidon. À côté se trouvait la petite table circulaire, entourée de deux chaises, où nous avions pris le thé au crépuscule. Posés en évidence, un crayon noir et un carnet de croquis. J’y étais dessinée nue, en quelques traits, telle qu’Estrella m’avait surprise sous la douche. Je me suis souvenue qu’elle exerçait le métier de peintre. Était-ce parce qu’elle cherchait un modèle acceptant de poser sans voile qu’elle m’avait invitée chez elle ? Ce couple de trentenaires n’avait pas d’enfants et j’avais trouvé bizarre que dans ces conditions, ils recrutent une jeune fille au pair.

Et puis j’ai sursauté en entendant comme un chuchotement qui provenait du fond du parc. Ou un rire étouffé. Je me suis approchée, en veillant à ne faire aucun bruit, dissimulée à plat ventre sous une branche basse, en remarquant que si le personnage qui était là s’avérait bien être son mari, celui-ci devait être revenu plus tôt que prévu, car Estrella était nue, allongée dans un transatlantique, les jambes écartées. Les pieds reposaient à plat sur les accoudoirs. Un homme dont je ne pouvais pas voir le visage s’activait à lui lécher le sexe offert à sa langue. Elle fermait les yeux, visiblement charmée par ce geste délectable, puis se cambrait au maximum, tout en souplesse. Elle a ouvert sa bouche, pour mieux aspirer l’air que la nuit distillait à ses poumons. Des lucioles s’allumaient autour du couple, comme pour leur tenir de vivantes chandelles.

Lui, je le distinguais de dos, également dénudé : il ne lâchait pas sa proie si facilement, même après un premier orgasme de sa partenaire qu’il tenait fermement par les chevilles, pour éviter qu’elle tombe en se cabrant. Le bucco-génital se poursuivait et, par vagues successives, j’observais, cachée à une vingtaine de mètres, le plaisir saisir Estrella et la secouer de spasmes humides. Puis elle s’est apaisée, inerte, les yeux toujours clos. Le vent nocturne enveloppait ses cheveux bruns. Je frissonnais de ce spectacle. La sensualité de ce couple inattendu me causait d’insupportables picotements dans le bas-ventre.

J’ai entendu Estrella dire à son partenaire, non pas en espagnol, mais en catalan que je ne parle pas, quelque chose qui devait signifier « viens en moi », du moins je le supposais, car il s’est redressé et l’a pénétrée, lui à genoux et elle toujours couchée sur le dos, bien calée dans son transat, les jambes relevées, en tenant cette fois elle-même ses chevilles dans ses mains. Ses gestes étaient lents, comme pour retenir les secondes de ce moment d’allégresse à deux. La verge que j’ai distinguée avant qu’elle disparaisse à l’intérieur du ventre était longue, fine avec un gros gland, et très recourbée, luisante de rosée. Comme un éclair lumineux au cœur de la nuit. La chouette ululait inlassablement, comme pour chanter dans la langue de son espèce les prouesses amoureuses du couple. Du haut de leur fontaine, Psyché et Cupidon approuvaient. Je me suis dit à ce moment-là que si la fleur est l’organe sexuel de la plante, chaque parcelle de ce jardin témoignait de l’orgie permanente, et parmi toutes ces manifestations d’appel universel à joie, la splendeur mâle de ce phallus déployé en révélait l’aboutissement parfait. Juste avant de s’engouffrer, le gland sanglotait les perles de rosée que lui inspirait l’orage brutal du désir.

Avec force et douceur, il a pilonné longtemps, en rythme constant, avec l’énergie d’un exalté pour sa belle. Il transpirait beaucoup, et sa sueur parcourait sa peau en suivant les sinuosités de ses muscles avant d’être bue par la terre assoiffée de luxures. Malgré une adolescence déjà riche en rencontres, je devais avouer qu’aucun garçon ne m’avait envahie de sa virilité avec tant de frénésie. Quand il a pénétré la gaine vaginale, j’avais l’impression que c’était en moi qu’il enfonçait son membre ; j’ai violemment tressailli, au risque de me faire repérer. Alors j’ai mordu ma lèvre inférieure, jusqu’au sang dont le goût ferreux accentuait encore ma fièvre charnelle.

Puis, au moment où il a enfin éjaculé, il s’est tendu à l’extrême. Son corps se découpait si bien sur les feuillages sombres que j’en percevais tous les détails depuis l’endroit où j’étais dissimulée. Mais de dos. Le vent a tourné, apportant d’une rafale à mes narines les senteurs de ces deux corps accouplés. Fragrances mâles et femelles réunies que je distinguais facilement. Ma vulve s’humidifiait tant devant ce spectacle érotique que je n’ai pas résisté à la tentation de me caresser dans l’espoir vain, sinon d’éteindre, du moins d’atténuer l’incendie qui me dévorait le ventre. Mon clitoris réagissait terriblement au moindre effleurement de mes doigts, même à travers le fourreau. J’ai dû me mordre l’autre main pour m’empêcher de gémir.

J’ai entendu le bruit d’une voiture qui roulait sur du gravier, puis celui d’une porte de garage. Sans doute le mari qui rentrait. Le couple n’a pas paru s’en émouvoir ; à croire que l’époux était adepte du candaulisme ?

Estrella a ouvert les yeux et m’a vue alors que j’étais sur le point de jouir de mes propres caresses. Dans cette position de voyeuse, je me suis sentie honteuse, incapable de bouger, clouée sur place par le frisson qui me vrillait le sexe. Elle n’a pas réagi, ce que j’ai compris comme un encouragement à rester, voire à ne plus me cacher. Elle me fixait de ses prunelles grises, et souriait. Son regard me laissait même deviner qu’elle était disposée à partager son amant avec moi. Ensuite, je me suis levée, et lui, après s’être retiré, s’est retourné, il m’a vue et n’a pas semblé surpris de ma présence.

Nous étions face à face au cœur de la nuit d’été. Il a marché vers moi et je l’ai d’abord reconnu à sa démarche féline, alors que son visage était encore plongé dans l’ombre. Puis ses yeux noirs ont brillé sous la Lune. Nos routes devaient être mystérieusement connectées, car il était mon Ange du voyage en car. À cet instant, j’ai su que ce séjour en Catalogne allait être un paradis sensuel.

Fin

CalpurniaArticle écrit par Calpurnia

J’écris pour tenter de partager ce qui me fait rêver : poésie avant tout, faire chanter le langage, mais aussi relations humaines qui sortent de l’ordinaire, érotisme… le tout entremêlé