Ce Noir Sera Parfait – Épisode 5 : C’était bien votre langue, n’est-ce pas ?

Ce texte appartient à une série d’histoires qui se suivent, rendez-vous ici pour découvrir la première : Savez-vous, cher Antoine…

 

Au lendemain que la directrice eût goûté aux délices des boules de geisha, Antoine trouvait dans son casier de la salle des pions une enveloppe à son attention.

C’était bien votre langue, n’est-ce pas

« Très cher Antoine ».

Ainsi commençait la lettre.

Sur papier blanc, de format A4 – rien que de très usuel – Héliette Berthoux avait continué d’une écriture rapide, légèrement montante.

« Juste ces mots pour vous dire… »

Antoine, dans la salle, était en compagnie d’un collègue, assis comme lui, mais à respectable entablée. Il s’assura que celui-ci, souvent bavard, fût assez pris par ses bouquins pour se plonger dans sa lecture.

« Juste ces mots pour vous dire que vous ne me verrez pas aujourd’hui, retenue que je serai par plusieurs réunions pédagogiques à Paris… Il me semble qu’est programmé ensuite un dîner entre participants… »

Ça commençait mal.

Ça commençait même à l’inverse de ce qu’avait auguré ce « Très cher Antoine », rien à voir non plus avec l’invitant délié de ce « J » qui attaquait la première phrase.

« Juste ces mots »…

C’est d’ailleurs lui, ce « J », de prime abord, par son amplitude, qui troubla Antoine. Un « J » de fantaisie autant que d’élégance, et dont la forme oblongue, légèrement vrillée ressemblait… mais ressemblait à quoi ? à une liane !… Oui, une liane !…

Après le « J », suivait une ribambelle de lettres, élégantes elles aussi, en procession, ni trop collées les unes aux autres, ni trop distantes, non pas faites de pleins ou de déliés académiques, des lettres à la fois sveltes et musclées, en arrondis, en fuselés, ah, ça, oui, il y avait dans cette écriture quelque chose d’une noble école, un zeste d’ordre, un zeste de fantaisie…

Antoine eût dévoré ces lignes si leur contenu lui était apparu plus aimable, « vous dire que vous ne me verrez pas aujourd’hui », et surtout s’il n’avait été sans cesse rattrapé par ce « J », malgré lui, comme aimanté, presque fasciné par cette allure de cygne… Ce cou bleu nuit… Ce bec… Un mixte de dynamisme et d’onctuosité… À rappeler à n’importe qui l’évidence de certaines perspectives, évidence, pensa Antoine, dont s’étaient à lui-même présentées sous un bureau de si sensuelles jambes, ah, manifestement, il y avait dans ce « J » un rien du corps d’Héliette Berthoux !…

Un rien de sa cheville !

De son mollet !

De sa cuisse, de sa hanche, de sa taille !

Antoine s’en convainquit : nul mieux que ce « J » n’incarnait à cet instant l’extraordinaire pouvoir de séduction de la directrice.

Il releva la tête, vit son homologue toujours dans son livre, revint à la lettre, en eut confirmation : nul mieux que lui, ce « J »… À croire que la majuscule fût la seule sur la page !… Quelle présence ! Quel charme ! De cette grâce, par exemple, qu’une coccinelle prend à se poser sur votre main, ou du génie qu’aurait une inconnue à se déshabiller un soir, par hasard, devant vous, à sa fenêtre, ingénument, ô miracle, sublime apparition, Antoine en était médusé. Emporté ! Ce n’était plus une lettre, pas même une lettre plus grande que les autres, plus impétueuse, c’était le geste d’une femme à enjôler son amant, à l’entraîner, un suivez-moi-jeune-homme.

Il releva de nouveau la tête, vit de nouveau son pote à son travail, de nouveau baissa le nez… Mais pourquoi, maronna-t-il, pourquoi diantre si captivante silhouette ne devait-elle entraîner que dépression dans son sillage, « Juste ces mots pour vous dire… », pourquoi aussitôt, derrière ce « J », ne s’égrenait qu’une tapée de rabat-joie ? minables mots pour une minable phrase, à lui mettre les points sur les « i », que non, il ne la verrait pas aujourd’hui, Antoine avait été à deux doigts d’en ranger la feuille dans son enveloppe.

Il n’en fit rien, pourtant…

« Mais je ne voulais pas vous savoir là, de retour dans votre salle des pions, sans que j’y fusse aussi… »

Il se raffermit.

« Sans que j’y fusse aussi avec vous », avait-elle souligné.

Il relut deux fois : avec vous, avec vous, elle avait enchaîné. « Permettez-moi d’abord de vous faire part de ma totale surprise : je ne vous soupçonnais pas, mon cher, de tant d’autorité ! Un vrai dictateur ! Vous m’en avez ravie »

Suivait un long trait, en prolongement du dernier mot. Un trait en guise de point après « ravie », la base du « e » fuyant vers la droite d’une manière que jamais aucun manuel d’école n’eût recommandée à d’apprentis lecteurs. En réalité, la marque s’épaississait à mesure qu’avait filé le stylo, comme si la plume avait scrupuleusement obéi à la pression de la main, cela vaguement ressemblait à une matraque du temps de Cro-Magnon, ou à une lance, fin à un bout, contondant à l’autre, voire à la langue d’un caméléon projetée sur une proie… Ah ! l’inconscient insecte endormi au bord de la feuille, pensa Antoine, il se croyait au repos, le voilà cru mangé ! En un éclair, et hop !

Sans qu’aucun rapport fût jamais établi avec la manière expéditive qu’avait le saurien arboricole de capturer sa nourriture, la directrice avait dessiné un cœur minuscule au bout de son trait… Appât ?… Clin d’œil compatissant à la coccinelle ingurgitée ?… En tout cas, trait de plume, matraque, lance ou langue, il ne fallut pas au petit cœur plus de temps qu’au muscle sans parole du caméléon pour qu’Antoine se sentît lui-même cueilli, fichtre ! tout dictateur qu’il venait d’être nommé par la dame, il vacillait. À l’encre bleue, Héliette Berthoux savait aussi dessiner la flèche de Cupidon !

« Je voulais au passage vous préciser que j’en suis d’accord : l’éclairage de la salle dans laquelle vous et vos collègues travaillez est déplorable ! Sandrine m’en avait parlé. Je tâcherai d’y remédier avec les gens de l’intendance… En attendant, merci !… Sans votre présence l’autre soir dans cette salle, également sans votre sens de la mise en scène, sans votre… cadeau, et surtout sans les murmures dont vous m’avez comblée en prélude à ce que vos cerises allaient faire d’une part non négligeable de moi, bref, comment vous dire ?… (Je crois qu’à la relire, cette phrase n’a ni queue ni tête…) »

Antoine regarda une nouvelle fois autour de lui, son pote n’avait pas bougé.

« Ces boules sont un miracle, poursuivait Héliette Berthoux, et sachez-le : je les porte avec moi !… Vous aurez interprété que je les porte en moi… À l’heure où vous aurez ces lignes sous les yeux – vers quatorze heures, je présume –, et moi à l’heure où je vous les écris – il est sept heures du matin, je suis passée pour vous à mon bureau avant de me rendre à ma réunion –, oui, sachez-le, c’est avec vous que je m’apprête à faire le trajet en voiture… Et avec vous en moi que je rédige cette lettre !… À l’intérieur de moi ! Je vous sens ! Vous me murmurez dedans ! Exactement comme vous avez si bien su vous insinuer à mon oreille, vendredi, à me caresser de phrases que je n’ai pas retenues, sauf leur bourdonnement, le bourdonnement de votre voix… J’ai pris soin, ce matin, d’obturer les baies de mon bureau et de m’y enfermer à clé pour n’être dérangée par personne – il est vrai que je risquais peu, à horaire si matinal ! –, plus précisément pour n’être dérangée que de vous. Voilà donc ce que j’ai fait… (J’ai en ce moment l’impression que, pour vous, à me lire cet après-midi, et pour moi, à vous écrire si tôt, cette feuille de papier et ma main dessus, votre regard plus tard pareillement dessus, à la parcourir, vos mains que j’imagine la tenir, la déplier, la replier, encore la déplier, tous ces gestes que vous dissimulerez dans la salle des pions, eh bien, ne serait-ce que cela, ces gestes-là, disons qu’ils m’aident à patienter les kilomètres qui nous séparent. Et ne croyez pas que je sois devenue amoureuse, rassurez-vous ! je ne vous veux, vous, d’aucunes utilités, cher Antoine)…

Je ne sais plus où j’en suis… Voilà…

Je me suis assise à mon bureau, les ayant sorties de mon sac, vos geishas, sorties de leur charmante sacoche noire – ce satin est vraiment d’une douceur exquise ! – et j’ai écarté les jambes. »

Antoine inspira.

« Je les ai écartées en regardant droit devant moi, comme si vous étiez à me scruter, mon cher, à me reluquer, le dos à votre tour appuyé à ma porte, et moi vous les découvrant, mes jambes, au plus haut – j’ai mis pour aujourd’hui des autofixants, séminaire oblige ! des bas assez sages mais d’un très sympathique violet prune…

Je n’ignore pas que la décence devrait me dissuader de vous décrire plus en détail mon activité “de réveil”, il se trouve que le courant de malice – appelons ça comme ça –, le courant que vous avez introduit depuis l’autre jour dans mon bureau encourage ma main et mon stylo au contraire !

La faute vous étant reportée, je persévère : bien sûr que je me suis découverte là où vous supposez ! Je l’ai fait, puisque vous voulez tout savoir, de la main gauche, tirant sur ma culotte, en tenant vos si chères boules de la droite, et en les tenant au creux, à pouvoir les lécher. Je ne suis pas allée jusqu’à les sucer, comme vous me l’auriez exigé sans doute si vous aviez été là, non, pas jusqu’à les sucer, mais le nécessaire, oui, je l’ai fait, je les ai léchées suffisamment pour les rentrer sans difficulté. Et rentrer les deux (enfin, l’une après l’autre ; que croyez-vous ? je ne suis pas si performante !)… L’une après l’autre, mais d’un seul coup cependant, d’un même mouvement, car vous absent, et moi sur le départ, impossible de m’abandonner à plus lentes cajoleries, par exemple au jeu que vous m’avez fait supporter si longuement de haut en bas, et de bas en haut, et encore, inlassables errements de ces boules sur mes lèvres, non, cette fois, je n’ai pas eu besoin de ça : cela s’est enfoncé tout seul ! Voyez, cher ami, comme vous parvenez à m’exciter, même à distance !… Même au saut du lit !…  Mais vite, l’aiguille tourne, il faut que j’y aille… Une autre fois, je vous dirai le plaisir dont vous m’avez pervertie en vous postant tout derrière moi dans cette salle à la maudite lumière. En échange, promettez-moi une chose : me dévoiler le secret qui est le vôtre à pouvoir vous approcher, ainsi que vous l’avez fait de moi, sans qu’on vous entende ! Je vous fais marcher sur un nuage, c’est ça ?… Quelle félinité ! Vous êtes un magicien !… Un funambule !… Vous étiez dans mon dos – c’est une façon de parler, bien entendu –, vous étiez dans mon dos, disais-je, sans que j’aie rien supposé, pas une seconde, trop occupée à la bonne fin du travail de jouissance que vous m’aviez outrageusement imposé, et elle fut divine, très cher Antoine, cette fin… Divine au bout de mes doigts sur moi, au bas de mon ventre… Et divine, surprenante, à l’endroit où il me restait d’être atteinte, selon votre expression si complaisamment guerrière, eh bien oui, Antoine, atteinte, je l’ai été ! Mais savez-vous que le mot n’est pas assez fort ! Il ne rend pas assez compte du diffus des choses… Mon Dieu !… Atteinte, là, de vous, par là, et par vous, vous que j’ai alors senti se dissoudre en moi, à moins que l’effet de surprise ne m’ait complètement volatilisée, pulvérisée, je devrais dire irisée, mais n’en rajoutons pas… Ah oui, dans tout mon corps, par votre langue, autant de radiations !… C’était bien votre langue, n’est-ce pas ?… Mais je file, il le faut, il faut que je vous quitte. Je vous embrasse »

La phrase, elle non plus, ne comportait pas de point. Pas plus que de cœur au bout du trait qui prolongeait là également le ventre du dernier « e », « Je vous embrasse »… De toute façon, de cœur, il n’y avait plus la place : la nervure bleue s’étirait tant et tant qu’elle sortait de la feuille. Héliette Berthoux n’avait eu de choix, ensuite, que de signer dessous, de deux grands bâtons penchés, barrés d’une diagonale, « H », et de place à peine pour un post-scriptum :

« PS. Je crains que les réunions ne m’occupent jusqu’à vendredi, hélas. Prenez soin de vous. »

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Wett MonentueilArticle écrit par Wett Monenteuil

Wett MONENTEUIL a publié, aux éditions Numeriklivres :

  • La bourgeoise désinvolte
  • Jouissif partage
  • Les demoiselles de Sigirîya
  • Sensuels voyages

Retrouvez les histoires érotiques de l’auteur sur : http://bit.ly/NLmonenteuil