Ce Noir Sera Parfait – Épisode 6 : Du bout de l’ongle

Ce texte appartient à une série d’histoires qui se suivent, rendez-vous ici pour découvrir la première : Savez-vous, cher Antoine…

 

Ce n’était pas encore le temps du téléphone portable, loin s’en fallait, et, au soir-même qu’il ait lu la lettre d’Héliette Berthoux, Antoine avait dû solliciter l’homme d’entretien du lycée pour laisser un message sur le bureau de sa supérieure hiérarchique…

Du bout de l’ongle

« Si vos réunions vous autorisaient à quelque liberté… »

Ainsi débutait sa réponse.

Ne s’encombrant d’aucune formule, ni d’appel, ni de politesse, il s’était concentré sur l’essentiel, autrement dit sur les délices desquelles la directrice ne semblait pas ardente de se soustraire, expérience faite des cerises noires… En introduction, et d’une verve assez absconse, il lui promettait de lui expliquer le « secret » qui avait été le sien de s’être approché d’elle sans bruit dans la salle des pions, marchant sur un nuage, avait-il souligné, s’empressant d’ajouter qu’il lui en expliquerait volontiers un autre, de secret, encore plus formidable : l’indolente indécence que prenaient souvent les draps rincés aux rivières d’autrefois, ainsi qu’on le lui avait raconté dans son village familial, elles, les lavandières, à genoux au lavoir dans leurs cases en bois, battoir déjà d’une main, de l’autre à ramener le linge, à le hisser sur la pierre penchée, enfin – rituelle répression d’une fugue à la surface de l’eau –, à s’abattre d’une ou deux claques cuisantes sur ces fesses immaculées.

Héliette Berthoux relut la chose : perplexité !

Antoine continuait : « Jamais, moi, jusque-là, je n’ai eu à vous voir que d’une autre couleur, la noire, pas une seule fois de celle, candide, que promenaient jadis ces draps avant leur punition… Qui sait ? Bientôt, peut-être, me ferez-vous aussi marcher sur l’eau ? »

Mais que lui prenait-il, à Antoine, d’en appeler de la sorte aux rivières d’antan, à ces lavandières dont lui-même n’avait sans doute que bien peu su du savoir-faire ?… « Merci, lui répondit d’attaque la directrice, merci de ce que je crois être une invitation à user de la liberté que me laisseraient cette semaine mes réunions pour qu’on se voie… Et qu’on se voie dans Paris, je suppose, car vous ne m’avez pas précisé le nom de la rivière dont vous parlez, ni indiqué le village où elle coule… Pour être honnête, je n’ai pas tout saisi de votre prose charmante, surtout moi qui, pour les draps, connais essentiellement la machine à laver…

Mais j’en reviens à votre suggestion.

Si c’est à Paris, donc, que nous ayons rendez-vous, ce serait possible pour moi demain jeudi, vers midi et demi. J’aurais à peu près une heure. Tâchez de décaler votre prise de service au lycée… En tout cas, même si ça n’était que pour quelques minutes, hâte d’en savoir davantage sur vos rivières passées, ainsi que sur la punition, dites-vous, que mériteraient ces rondeurs flottant dessus !… »

Punition, c’est elle qui avait insisté, d’un trait sous le mot.

Le lendemain, repassée une nouvelle fois par son bureau, Héliette Berthoux trouvait d’Antoine un second message. Il le lui avait transmis, cette fois-ci, par l’intermédiaire d’une femme de ménage, pour ne pas attirer l’attention : « Je me suis arrangé avec Sandrine… J’espère que ce mot vous atteindra avant votre départ… À midi, donc, ce jeudi… Le peu de temps que nous aurons pousse à brûler les étapes, et moi à vous suggérer que vous vous rendiez nue à Paris, sous votre jupe… Enlevez, dès m’avoir lu, ce que vous portez tout au sommet de vos jambes, et filez… Je vous devine déjà !… Vous, au volant, à avaler la cinquantaine de kilomètres pour vous rapprocher de moi, surtout à l’effectuer dans cette tenue, si vulnérable, magnifiquement vulnérable – tâchez de ne pas vous faire arrêter par la police ! – et moi, pendant ce temps, sur un banc de fac, à vous savoir en chemin, apprivoisée, à accélérer, freiner, embrayer, accélérer encore, vos genoux légèrement écartés, qui voudraient par instants se joindre, mais impossible, il faut conduire !…

Ah, oui ! vous imaginer…

Imaginer encore de quelle peste vous pourriez fulminer contre moi à un feu rouge, craignant d’être surprise en votre état secret par quelque regard penché de camionneur ou de chauffeur de bus… Démasquée !… Observée de l’altitude qu’ils ont, ces gros bras, depuis leurs bahuts, sur les dames au volant !… Surtout sur les dames aux genoux apparents… Parfois aux cuisses innocemment retroussées !… Mais vous imaginer aussi, la minute d’après, vous, toujours la même, à survoler l’asphalte, uniquement occupée de moi, en mon absence, je n’ose dire envahie, tant je vous veux nue cette fois… Simplement nue, en dessous… Sachant bien sûr que d’autres occasions se présenteront de vous savoir en de similaires cachotteries, celle dont vous vous êtes spontanément entreprise avec les cerises noires pour vous rendre à votre séminaire, ou de voisins joujoux pour un plaisir voisin – je ne m’étends pas –, ah, oui ! vous confier à ces merveilles, vous saturer de leur assistance, pour ne pas dire de leur escorte, et que par exemple la route ainsi vous en devînt d’un usage plus endurable, émoustillant, à mon tour vous m’en verriez comblé !

Je vous propose “L’Apostrophe”… C’est un lieu à l’écart de votre Centre Pédagogique, pratique, sans qu’il en soit trop éloigné, et l’ambiance y est suffisamment bordélique pour que personne de votre sérieux Ministère ne vous imite à combler là un petit creux… Enfin, très chère Héliette, si la température de ces derniers temps dicte aux femmes de se couvrir les jambes, la bonté que vous me manifestez vous évitera les collants, n’est-ce pas ?… Autre idée qui me vient à l’esprit, subitement : vous poursuivrez votre réunion de la même licence que vous aurez quitté votre bureau ce matin, je veux dire de la même légèreté – voire de la même frilosité ! –, nue en dessous, et certainement davantage que nue, comment dire ?… Nue du désordre avec lequel vous aurez pris possession de votre voiture, humide, et duquel – j’espère ! – j’aurais su vous entretenir à distance au long de votre trajet… Je vérifierai. »

C’était signé « A ».

Puis, de travers sur la feuille : « Moi aussi, hâte. »

Ils se virent à L’Apostrophe.

Dans le coin-vestiaire de L’Apostrophe, il vérifia.

Ce fut même la première chose qu’il fit, Antoine, dans la brasserie, vérifier que la directrice se fût avancée vers lui dans la tenue prescrite, nue, et un peu plus que nue, disposée, première chose qu’il fit pour la première fois qu’ils se voyaient dans Paris, il n’était pas encore arrêté qu’ils se voyaient là pour la (presque) dernière fois…

Deux semaines plus tard, en effet, à l’orée des vacances de Noël, Antoine obtenait d’un complet concours de circonstance le poste de surveillant qu’il espérait depuis deux ans dans un établissement parisien, tandis que, concomitamment, Héliette Berthoux était mutée à Toulouse, à rejoindre son mari, lui-même frais promu préfet dans la Ville Rose, depuis octobre.

Leur séparation se fit sans larmes, pas sans cafard.

Elle était venue chez lui, un samedi, la veille de quitter définitivement son domicile de fonction, tenant dans les bras un bouquet séché. Dans les bras, pas dans la main, car la composition était haute d’un bon mètre. C’était une espèce de botte à poser directement au sol, toute de blés à barbes noires, aux tiges torsadées, hardiment corsetées à la taille d’un lien de chanvre… Entrant dans le studio de son étudiant de cœur, elle avait aussitôt repéré l’endroit où le placer, ce bouquet, près du canapé-lit, ce serait impeccable. Elle le félicita de sa mutation, il lui proposa un verre d’eau. Elle but. Ils firent l’amour. Elle, allongée sur le dos, chemisier ouvert, seins à découvert – elle était venue sans rien, ni en haut, ni en bas, sans qu’il le lui eût demandé –, et lui sur elle, sommairement défait. Elle crut, après, qu’il s’était endormi.

— Moi aussi, je pars, lui avait elle dit d’une voix droite, les yeux au plafond.

Elle avait expliqué.

Il y eut un silence de plusieurs minutes.

Il se leva, erra dans la pièce, remettant machinalement la ceinture de son pantalon, appuyé à sa table de travail. Elle n’avait pas bougé. Allongée toujours. Et toujours sur le dos, sur le canapé, le chemisier toujours lui dévalant les seins, jupe en cerceau à la taille et toujours ces bas sombres à lui fuseler les jambes, la droite tout de son long, le pied sous des coussins, la gauche touchant le plancher, genou fléchi. Elle était écartée de la largeur de l’assise, on l’eût dit étrillée. Lucide, étrillée à la fois.

— Ne faites pas cette tête-là ! fit-elle.

Il la regarda. Et elle, alors, lui désignant d’une main le bouquet de blés séchés :

— Voyez, je ne vous quitte pas ! Vous m’aurez chez vous !

Il considéra la botte, la caressant d’un revers lent de la main sur les barbes noires, cassa une tige. Au bruit blessé, Héliette Berthoux ferma les yeux.

Sur elle, bientôt, elle sentit les longs poils de l’épi la semer de frissons, d’abord autour du nombril, plusieurs fois autour, puis remonter entre ses seins, tourner à leur base, tourner en vrille dessus, mais en vrilles de plus en plus circonscrites, à gravir jusqu’à leurs pointes, elle ouvrit de peu les lèvres.

Ne bougeant pas.

Paraissant ne plus respirer.

Elle résista encore en silence, dans sa position de presque morte, lorsque la menace lui gagna le cou. Délicieusement !… La base du cou. Puis, sous le menton, à la dénicher là, avec entêtement, elle ne bougea pas davantage. Encore fut-elle sans le moindre soubresaut à la dégringolade que les barbes noires se permirent sur son torse, et jusqu’à son ventre, et plus bas, par dessus la jupe accordéonnée, parvenant ainsi à la jointure des cuisses avec le bassin, à recommencer cent fois le chemin en oblique de l’aine droite, cent fois en oblique de l’aine gauche, passer de l’une à l’autre sans jamais la toucher où elle en pût mourir, seulement à la frôler… Aller, venir… Aller, venir et fuir, ces barbes infernales… Comme à ce qu’elle n’existât plus.

Discerna-t-elle à un moment qu’au bout, à lui avoir effleuré la fente, les poils étaient mouillés ? elle jouit dès qu’Antoine les lui tortilla de nouveau sur la pointe des seins. Elle jouit d’une respiration simple. Elle jouit d’un souffle inaudible, à faufiler l’air entre ses dents comme on dort, oui, ce fut cela : elle jouit du seul murmure qui lui passait et repassait là, entre ses dents, ses lèvres, subtil archet de sujétion…

Quand elle rouvrit les yeux, elle tendit les bras vers Antoine. Elle l’attira à elle, l’aida à ce qu’il rentre, ils jouirent ensemble. Plus tard, elle lui raconta la surprise qui avait été la sienne, agréable surprise, en cette rentrée, fin août, au jour de la convocation des profs et des pions, et l’excitation immédiate qui s’était emparée d’elle à l’issue de la réunion sur les emplois du temps des élèves du Second Cycle – s’en souvenait-il ? –, intense excitation lorsqu’il se fût enfin, de si près, approché d’elle… Voilà deux ans que j’attendais ça, figurez-vous !… Elle portait ce jour-là une jupe-short, courte, très courte, je sais, c’était un peu osé, mais nous étions ma foi entre adultes, n’est-ce pas, Antoine ? entre adultes, et voilà que, l’air de rien, vous vous étiez avancé ; avancé n’est d’ailleurs pas le mot, aventuré !… J’étais, moi, assise à demi sur un bord de table… Déjà…

— Vous rappelez-vous de la façon dont… ?

S’il s’en souvenait !

— Lorsque, du bout de l’ongle… ?

S’il s’en souvenait !

— Mais vous rappelez-vous seulement à quel doigt appartenait cet ongle ?

S’il s’en souvenait !

— Le majeur !

Elle avait étouffé un rire, opposant le diaphane de cette approche sur la cuisse gauche, par le côté, à la rugosité de celle, dans L’Apostrophe, qui n’avait été d’aucun côté…

— Ah oui, Antoine, rugosité !… À mille lieues de l’effleurement de votre ongle…

Elle rit.

— Heureusement que j’avais un manteau !

Elle insista.

— Heureusement !

Puis, feignant la confusion, en appelant sur le canapé à la grâce de Dieu ou de la vierge Marie, évoquant surtout le serveur de la brasserie à être soudain venu attraper au-dessus des patères le chapeau d’une cliente, bref, d’une quasi admonestation, elle avait fait un miel :

— Deux approches, deux Antoine… J’ai aimé les deux, vous savez !… Le bout de l’ongle, et votre « vérification »…

Elle marqua un temps bref.

— Jusqu’où, sinon, Antoine, sans ce maudit serveur, auriez-vous entrepris de glisser votre doigt ?

Il ne répondit pas.

— De l’enfoncer, plutôt !

Il ne répondit pas.

— Vous m’amusez beaucoup, mon cher, avec parfois vos airs de garçon timide… Surtout à connaître maintenant la main que vous avez !

Elle se retourna brusquement, se plaça sur le ventre.

— Une main d’aigle !

Elle serra le poing.

— Je veux dire : des doigts d’aigle, des serres ! Une main de prédateur !

Relevant la tête :

— J’ai faim ! Vous m’avez donné une faim de louve, Antoine !…

Rajustant sa jupe :

— Tenez, ça n’est pas si loin d’ici, L’Apostrophe, je vous invite… Allez, remettez-vous ! Je vous rappelle que ma journée est entièrement à vous… À nous !… Après, on verra… Un macaron… Un cinéma… Pourquoi pas les deux ?

Elle se reprit :

— Un thé, un café ?… Sans compter que vous ne m’avez toujours pas affranchie de votre histoire de battoirs et de lavandières ! Vous pensiez que j’avais oublié, peut-être ?

FIN

Wett MonentueilArticle écrit par Wett Monenteuil

Wett MONENTEUIL a publié, aux éditions Numeriklivres :

  • La bourgeoise désinvolte
  • Jouissif partage
  • Les demoiselles de Sigirîya
  • Sensuels voyages

Retrouvez les histoires érotiques de l’auteur sur : http://bit.ly/NLmonenteuil